Eric Rohmer ou L’habitude du hasard

蓮實重彦

J'avais dix-sept ans, lorsque chaque mois j'allais lire, debout, les «Cahiers du Cinéma» à couverture jaune, dans une petite librairie de Tokyo. A l'époque, le yen était faible par rapport au franc français, et je n'achetais jamais cette revue trop chère. J'ai cependant gardé la ponctuelle habitude de consulter les «Cahiers» jusqu'à mon départ pour la France en 1962. J'ai donc d'abord connu le nom d'Eric Rohmer, non pas comme cinéaste, mais comme rédacteur en chef. Son nom était toujours accolé à celui de Jacques Doniol-Valcrose. J'ignorais alors qu'André Bazin venait de mourir.

Pour un collégien japonais étudiant le français, le texte de la revue demeurait souvent ésotérique. La seule page totalement compréhensible était celle où figurait le conseil des dix. Ni Godard, ni Truffaut n'avaient encore tourné leur premier long-métrage et je n'avais aucune idée de qui étaient ces dix messieurs qui donnaient leur opinion au moyen d'étoiles. Leur sentence me semblait acceptable et même rassurante. Par exemple, pour un film français fort apprécié au Japon mais que je n'avais pas du tout aimé: Une aussi longue absence, je fus dans la joie de trouver quatre critiques des «Cahiers» le jugeant froidement par un «inutile de se déranger». C'est ainsi que j'ai retenu les noms de Jean Domarchi, Jean Douchet, André-S. Labarthes et Jacques Rivette.

Parfois, cependant, le conseil des dix me déroutait totalement. Par exemple, pour le film japonais Passion juvénile de Yasushi Nakahira que je trouvais nul, les critiques français, dont Eric Rohmer, mettaient deux étoiles, c'est-à-dire «à voir», ce qui me stupéfiait d'autant plus qu'il n'inscrivait qu'une seule étoile, «à voir à la rigueur» pour Monparnasse 19 de Jacques Becker qui m'avait plu. Même un lycéen nippon pouvait comprendre que par rapport à Casque d'Or, Montparnasse 19 était un film beaucoup moins réussi, à cause de l'académisme de sa mise en scène. A mes yeux, il restait indéniable que Jacques Becker était nettement supérieur à Nakahira. Quelle perversité, pensai-je, de préférer Nakahira à Becker. Depuis lors, la personnalité d'Eric Rohmer ne cessa de m'intriguer.

Mes études universitaires à Tokyo coïncidaient avec la floraison de la Nouvelle Vague Française. Précédés par Resnais, Louis Malle et Vadim, les films de Chabrol, Truffaut et Godard acquirent tout de suite un renom exceptionnel auprès de la jeunesse japonaise. De leur côté, les films de Jacques-Doniol Valcrose, de Marcel Moussi, de Jean-Pierre Mocky et de Claude Sautet remportaient un grand succès commercial. Cependant, on ne trouvait pas le nom d'Eric Rohmer parmi les nouveaux cinéastes français venant déranger les critiques conventionnels nippons.Bien évidemment, Le Signe du Lion ne fut pas distribué au Japon. Ce n'est qu'en 1972, lors de mon second séjour en France, que j'ai pu découvrir cette oeuvre en France, en même temps que Ma Nuit chez Maud et le Genou de Claire, devenant ainsi un rohmerien inconditionnel.

II

Que veut dire exactement ce terme «rohmerien» et quelles en sont les caractéristiques? Observons le rapport entre le thème du hasard et la forme narrative. Eric Rohmer a introduit au cinéma une forme particulière de fiction qui repose sur la perpétuelle dialectique du naturel et de l'artificiel: une situation d'abord invraisemblable, qui s'avèrera plus vraie que le vraisemblable.

Le hasard joue un rôle privilégié dans sa fiction. Le titre de son film le plus audacieux: L'Arbre, le maire et la médiathèque ou les sept hasards le confirme. Dans la version écrite de Ma nuit chez Maud, le narrateur dit: le hasard « arrive toujours plus ou moins dans la vie». Ce n'est pas pour cette raison que le cinéaste l'introduit dans sa fiction comme élément narratif. Le hasard surgit dans ses films selon un système qui lui est propre. J'aimerais citer – parmi d'autres – cinq de ses manifestations:

1)Des hommes et des femmes se retrouvent par hasard dans un même restaurant (à la fin de L'Ami de mon amie), dans un même café (La Nuit de la pleine lune), dans un même hôtel (un sketch de Rendez-vous à Paris).

2)Des personnages du même sexe se rencontrent par un petit accident: dans Ma Nuit chez Maud, le narrateur, heurant par mégarde une jeune fille dans un bar, reconnaît que celui qui l'accompagne est un ami de lycée; les deux jeunes filles dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle ou les deux adolescentes dans L'Arbre, le maire et la médiathèque se rencontrent sur une route de campagne, à cause d'un accident de vélo, ou d'une balle mal lancée.

3)Un homme surprend par hasard la conduite douteuse du partenaire de la femme qu'il adore: Jean-Claude Brialy dans Le Genou de Claire, Philippe Marlaud dans la Femme de l'aviateur, Pascal Grégory dans Pauline à la plage. Rosine aperçevant Isabelle à Montélimar dans Conte d'automne peut être une variante.

4)Des objets perdus sont retrouvés par hasard, comme l'héritage dans le Signe de Lion, le collier dans Conte de printemps, ou le porte-feuille dans le premier sketch de Rendez-vous à Paris.

5)Un couple séparé se retrouve par hasard dans un lieu public, ou à la plage, ou au bord de l'eau, pendant les vacances, comme dans Ma nuit chez Maud, le Genou de Claire, Pauline à la plage, Conte d'été. Exceptionnellement, dans un bus de banlieue, dans Conte d'hiver.

Eric Rohmer fait appel aux cinq éléments de son système du hasard pour construire sa fiction et agencer la narration. Parfois, cela inaugure le récit(Le Genou de Clair), par fois le développe(Pauline à la Plage) ou le termine(Ma Nuit chez Maud).

Chez Rohmer, le hasard a ses propres habitudes. Amanda Langlet, dans Conte d'Eté, disant en souriant à son ami Gaspard: «L'habitude du hasard!», le confirme. Ce système lui impose une mise en scène ironique: il doit montrer une rencontre fortuite comme quelque chose d'habituel. Se révèle alors la dialectique du naturel et de l'artificiel. Sa fiction acquiert une apparence de plus en plus simple, sans heurts, là où précisément survient le hasard.

III

On verra que, de film en film, d'une série à l'autre, le montage de la rencontre fortuite d'un couple séparé se dé-théâtralise, si je peux employer cette expression. Le fictif ne sera plus dans les personnages, mais dans la présence même des comédiens. La fiction résidera dans ce qui passe entre eux: le regard, la voix, les réactions.

Prenons l'exemple de Marion, dans Pauline à la plage. Arielle Dombasle, essuyant son corps mouillé après un bain de mer, s'écrie soudain: «Mais, c'est Pierre!». Le cinéaste ne cherche pas à justifier cette rencontre fortuite. Seule la voix de la comédienne fait sonner vrai cette circonstance du hasard. Nous acceptons la spontanéïté avec laquelle elle prononce le nom d'un garçon, sans nous soucier de savoir qui est le personnage. Dès cet instant, nous devenons rohmerien.

La situation est identique à la fin de Ma nuit chez Maud, avec la rencontre, dans une station balnéaire d'un couple séparé mais la mise en scène est différente. Nettement plus immédiate dans Pauline que dans Ma nuit chez Maud où des plans montrent Françoise Fabian et la famille de Jean-Louis Trintignant se croiser. L'air surpris, ils s'arrêtent et se tournent les uns vers les autres. On entend: «Tiens, c'est vous!». Tout le montage a été agencé pour justifier cette exclamation féminine .

Ici, la mise en scène de Rohmer est prudente, plus consciencieuse dans la représentation vraisemblable de la situation, mais justement à cause de cela, elle est moins vraie. Le ton adopté rend crédible la réaction psychologique des personnages. C'est une très belle scène, mais dans le sens classique. Par contre, le «Mais, c'est Pierre!» d'Arielle Dombasle est direct, sans recours à la psychologie. Le vrai dépasse alors la vraisemblance. Rohmer n'a plus besoin de montage justificateur. Son processus de simplicité immédiate est incontestablement moderne.

Le Genou de Claire commence par une rencontre imprévue. Comme dans Ma nuit chez Maud, le montage la prépare narrativement. Jean-Claude Brialy conduit sa barque à moteur sur un lac. Au moment où il passe sous le pont d'où Aurora Cornu le regarde venir, ils se reconnaissent. A peine débarqué, il court vers elle. Ils s'embrassent en prononçant chacun le nom de l'autre «Aurora!», «Jérome!». Le plaisir amusé que nous éprouvons à entendre ces deux noms, est celui de pouvoir aisément nous intégrer dans la durée filmique. La scène demeure pourtant plus vraisemblable que vraie .

Comparons-la à celle de la rencontre inopinée dans Conte d'Eté. Il s'agit de l'apparition inattendue, mais narrativement attendue, de Léna..On l'entend appeler: «Gaspard!» avec la même spontanéïté que la voix d'Arielle Dombasle dans Pauline à la plage. Ici, la mise en scène est plus épurée. On entend Aurélia Nolin, mais on ne la voit pas. La voix appelle le garçon, et on aperçoit de dos une jeune femme en maillot de bain, courir vers Gaspard lui aussi vu de dos. Au moins, dans Pauline, Arielle Dombasle regardait quelqu'un en dehors du cadre. Ici, au contraire, il n'y a plus de sujet regardant. On ne s'étonne même pas de cette rencontre en un seul plan. Peu vraisemblable, cette scène est vraie, à cause de son extrême simplicité. Comme dans les premiers films Lumière, tout est direct, immédiat.

Cette liberté et cette simplicité rendent vraie la retrouvaille du couple séparé dans le bus de banlieue dans Conte d'hiver Une jeune mère qui avait perdu de vue le père de sa fille le retrouve tout à fait par hasard assis devant elle dans un bus. La situation est explicitement invraisemblable. Le cinéaste est pourtant dans la vérité. L'homme et la femme se disent bonjour comme dans la vie quotidienne. La modernité de la mise en scène de Rohmer atteint ici un point culminant.

Pour illustrer cette «habitude du hasard» qui devient vraie, Rohmer a donné à Marie Rivière un rôle de témoin. Elle ne fait qu'accompagner le père de l'enfant. Elle ne participe pas à ce qui se passe entre le couple qui se rencontre. Son absence de réaction atteint «le degré zéro de l'expression», mais sa présence lumineuse dans cette scène invraisemblable est plus vraie que le vraisemblable. On peut dire que Marie Rivière a inspiré à Rohmer une forme complètement originale de fiction. Le «Oui!» à peine audible qu'elle prononce à la fin du film le Rayon vert transcende la dialectique du naturel et de l'artificiel.

La Biennale di Venezia Mostra Internazionale d'Arte Cinematogtafica Seminario Eric Rohmer «Eric Rohmer, Cineasta» Giovedi 6 settembre 2001

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