Solitude et Univers sonore – Westerns de Clint Eastwood –

蓮實重彦

 

Mouvement anonyme et action à l'état pur

Le film s'ouvre sur un vaste paysage. Une prairie s'étend jusqu'à une forêt sombre derrière laquelle on voit une montagne couverte de neige. L'absence de musique confère de l'austérité à l'image. Aux confins de la forêt surgissent des cavaliers que la caméra suit de loin, en panoramique. On entend le bruit sourd du galop des chevaux. Le générique de Pale Rider(1985) apparaît. C'est le troisième western produit, réalisé, interprété par Clint Eastwood.

On ne peut identifier ces cavaliers. On ne sait ni où ils vont, ni dans quel but. Cette troupe est anonyme, sans personnage central. Pas de dialogue, seulement des cris et le bruit de plus en plus intense de la course. Le rythme saccadé des images de cavaliers est entrecoupé par les images paisibles de la vie quotidienne dans une vallée: des enfants courant avec leur chèvre qui bêle, la fumée de quelques huttes, une charrette dont les roues grincent. C'est le son qui souligne le contraste entre le bruit assourdissant des chevaux et le calme de ce village de chercheurs d'or. Une adolescente promène son petit chien dans les bois pendant que sa mère accroche du linge. Des hommes, au bord d'un ruisseau, détectent les sables aurifères. On entend le bruit métallique d'une pelle, puis faiblement un air de guitare. Est-ce une musique d'ambiance ou quelqu'un qui joue hors cadre? Brusquement, des aboiements résonnent dans la vallée. Les villageois interrompent leur recherche, effrayés par le grondement des cavaliers, lancéà fond de train.

Survient alors un morceau de bravoure cinématographique. Les techniques de montage et de mixage vont exceller à décrire sur un rythme haletant la panique des chercheurs d'or au bruit des révolvers. On voit les huttes s'écrouler, les tentes qui se déchirent, les villageois courir en tous sens. Dans ce fracas, ne sont audibles que la voix éperdue de la fillette appelant son chien et celle de la mère criant le prénom de son enfant. Le chien est tué, mais on ne perçoit pas le rôle narratif de cet épisode. On comprendra plus tard pourquoi les cavaliers ne font pas d'autres victimes; un propriétaire de mine d'or voulait monopoliser les concessions de la région entière. L'objectif était de détruire les logis, en guise d'avertissement.

 

Par sa forme narrative aussi bien que thématique, la première séquence de Pale Rider retient notre attention. Les effets sonores participent à la création d'un mouvement qui, sans dialogue, sans musique, mêne à la catastrophe. Pourtant, celle-ci, dans un montage parallèle à la Griffith, ne joue aucun rôle dramatique. Michèle Weinberger remarque: cette séquence «d'une rigueur absolue… n'en possède pourtant pas la charge émotionnelle.»(1) Or, cette «rigueur absolue» nous saisit. Elle introduit dans l'oeuvre l'action à l'état pur, qui précède immanquablement la formulation narrative. Le récit précède l'histoire et c'est à cela que nous mesurons la force moderne de la mise en scène de Eastwood.

Analysons le début de Unforgiven(1991), à ce jour son dernier western. Lorsque le générique s'achève en fondu au noir, apparaît un paysage comparable à celui dePale Rider: une prairie le long d'une forêt et derrière, une montagne couverte de neige. Une différence: il y a un village dans la prairie. Il fait nuit. Le tonnerre gronde. La pluie tombe à torrents. La caméra nous mène à l'intérieur d'une maison où on a peine à distinguer un couple qui s'abat sur un lit. Soudain, on ne sait oùéclate une bagarre. Impossible dans l'obscurité d'identifier les cris. Tout se passe dans un mouvement anonyme. On comprend qu'un client a blessé une prostituée d'un coup de couteau. On voit son visage qui saigne sans savoir pourquoi elle a été agressée. Ici de nouveau, nous avons une action à l'état pur laissant prévoir un développement narratif.

Comment le héros est-il alors introduit dans l'histoire? Dans Pale Rider, par exemple, il arrive dans la vallée comme une réponse à la prière de la jeune fille qui enterre son chien. Il y a le grondement du tonnerre et le cavalier salvateur apparaît, en fondu enchaîné. Les pas de son cheval crissent dans la neige. Au village du propriétaire de la mine d'or, le personnage «porteur de sonorités», marche en faisant sonner seséperons. Il sauvera le beau père de la jeune fille et terrassera ceux qui l'attaquent avec des coups de baton qui sifflent. Environné de ces sons, le cavalier demeurera dans la vallée. Le bruit de sa pioche frappant un rocher symbolisera son entente avec les chercheurs d'or.

On fait souvent référence aux textes bibliques à propos de l'arrivé«mystérieuse»du cavalier. Or, nous avons affaire à une autre thématique: celle de la répétition. Observons que l'adolescente refait inconsciemment les gestes souvent répétés par Eastwood lui-même: creuser la terre pour ensevelir un mort ou simplement cultiver un terrain. Ces bruits typiques singularisent l'art du cinéaste. Lorsque l'enfant enfonce la croix de bois dans la terre, nous discernons aussitôt la marque distinctive d'un film de Eastwood. La similitude de gestes et de sonorités crèera entre lui et la fillette une sorte de climat incestueux. Dans ce contexte, il refusera son amour. Ces circonstances nous mènent loin des normes du western classique.

 

Sonorités intenses

Pour quelle raison, Clint Eastwood choisit-il de tourner des westerns, quand ce genre traditionnel est désormais jugé inconcevable? Après la mort de Sam Peckimpah, surtout après la disparition de Don Siegel et de Sergio Leone auxquels Unforgivenest dédié, aucun cinéaste américain n'a eu une carrière de réalisateur de westerns aussi féconde. High Plains Drifter(1971), The Outlaw Josey Wales(1978), Pale Rider etUnforgiven sont-ils des «exceptions qui confirment la règle» ou s'agit-il d'une tentative solitaire d'exp´érimentation de cinéma? Pourquoi tant d'attachement aux effets sonores? Le cinéaste déclare: «… je n'ai jamais pensé faire quelque chose parce que c'est la mode, au contraire, j'ai toujours senti qu'il me fallait aller contre elle.»(2)

Parmi les cinéastes américains contemporains, Eastwood est un des rares à refuser les «images esthétiques». Visuellement, ses westerns ont l'aspect sobre de leur héros taciturne. Les plans fixes chez Woody Allen (avec Gordon Willis à la caméra) sont certainement plus soignés, les travellings plus fluides chez Martin Scorsese (avec Michael Balhaus), la lumière plus subtile chez Coppola (avec Vittorio Storaro). La qualité de sa mise en scène n'en est pas pourtant amoindrie. Nous venons de voir qu'il conserve son sens esthétique pour les puissantes compositions sonores. Il exige de ses opérateurs (Bruce Sutees, puis Jack N. Green)que l'image n'empiète pas sur l'intensité des sons.

Sur ce point, High Plains Drifter, son premier western est exemplaire. Au début, un cavalier en noir chevauche seul dans une rue de village. Les habitants le regardent en silence. Il n'y a ni musique, ni dialogue. Le montage en plans rapides établit le contraste entre le héros qui avance et les personnages immobiles. Le bruit des pas du cheval va progressivement devenir obsédant. Le cavalier impassible se retourne en instant vers un cocher qui fouette son cheval. Le sifflement du fouet aura une fonction narrative. Ici, il est l'élément sonore qui augmente l'intensité du bruit cadencé des pas du cheval.

Une fois à terre, le cavalier fait sonner ses éperons. Ses seules paroles sont pour commander un alcool au comptoir du saloon. Chez le coiffeur, calmement, il tire au révolver sur des hommes qui le provoquent. Puis, dans un hangar, il viole sans mot dire une femme qui l'a insulté. Le héros de High Plains Drifter, comme un autre personnage incarné par Eastwood, est ici aussi «porteur de sonorités», ce qui l'isole de son entourage. Son silence joue un rôle narratif. Noél Simsolo relève chez le cinéaste «une volonté permanente d'éviter les redondances et les explications par les dialogues.»(3) Ajoutons qu'il refuse aussi la musique «redondante».

Grand amateur de musique populaire et de jazz, Clint Eastwood jouait dans un club, dès l'age de quinze ans, «des ragtimes et du blues au piano»(4). Il débute comme cinéaste avec Play Misty For Me(1971) musique de Errol Garner et il tète de la country song dans Honky Tonk Man (1982), enfin il tourne Bird (1988) qui raconte la vie du musicien de jazz Charlie Parker. Dans ses westerns, comparéà la puissance de ses effets sonores, la musique reste discrète. Pale Rider est souvent rapprochéde Shane (1953) de George Stevens, mais on ne peut imaginer Eastwood concevant un western avec des chansons à la Victor Young. Son univers sonore est imprégnéd'une telle austérité que l'on va parfois jusqu'à penser à l'art dépouillé de Robert Bresson.

Envisageons Honky Tonk Man comme une variation de western, puisque son héros est souvent appelé «cow boy». Malgré son titre, il n'y a presque pas de musique d'ambiance dans ce film. Le générique sans musique, est suivi de scènes à la campagne dans le Middle West. Des hommes travaillent dans les champs et quelques femmes font le ménage dans leur maison. Personne ne parle. On entend la bèche-charrue conduite par un père et son fils. Soudain, une tornade approche en sifflant accompagnée d'une multitude de bruits: beuglements du bétail, cris des coqs, grincements des moulins, lessive qui claque dans le vent. A l'intérieur d'une maison, une famille rassemblée fredonne une chanson populaire. Dehors, une voiture s'arrête après avoir renversé un moulin. Le conducteur, ivre, est un chanteur de country song qui se rend à Nashville pour une audition. Son neveu, adolescent, trouvera une guitare dans sa voiture. L'enfant frôle les cordes de l'instrument. La caméra le cadre en gros plan. A ce moment, apparaît au générique: Directed by Clint Eastwood.

Pour que l'histoire se développe, nous remarquons qu'il doit y avoir conflit entre des bruits de nature distincte: les chants et la toux du chanteur tuberculeux seront maintenus tout au long du film. Il ne pourra terminer l'enregistrement au studio de Nashville, à cause de ses quintes maladives. Un accompagnateur le remplacera au micro. Le héros meurt, mais son disque connaîtra le succès. Cet épisode confirme que c'est bien le drame d'un homme seul au sein d'un univers sonore qui est le sujet de l'oeuvre.

 

Violence et stigmates

La vie quotidienne d'une ferme, avec ses bruits simples constitue un élément narratif indispensable dans les westerns de Clint Eastwood. La vallée des chercheurs d'or dans Pale Rider n'en n'était qu'une variante. N'oublions pas que The Outlaw Josey Wales débute par un paysage semblable à celui de Honky Tonk Man: un homme et son fils cultivent la terre. Ni dialogue, ni musique. Le père donne des indications en hochant la tête. Seulement les bruits de la bèche-charrue et du cheval. Comme Eastwood interprète le fermier, la narration du film est plus accessible que dans Pale Rider. Le montage suit la logique dramatique et le décor est intégré dans la narration. D'un côté, l'espace ouvert du champs cultivé, de l'autre, la maison protégée par les arbres où la femme et l'enfant attendent le fermier.

Des cavaliers surgissent, traversant bruyamment la forêt au galop. Le fermier aperçoit une fumée noire et craignant pour les siens se met à courir. Il verra les brigands nordistes mettre le feu à sa maison. Abattu par un coup de sabre, il s'évanouit; il a perdu sa famille et son logis. Cette séquence sans dialogue a donc un contenu dramatique. A la différence de Pale Rider, le montage parallèle a une fonction narrative positive, car les scènes d'incendie et de viol amorcent un récit de vengeance. Mais, The Outlaw Josey Wales ne commence pas par là. Le titre du film l'indique: le fermier deviendra un hors-la-loi. Sa métamorphose s'accomplira, non sur le plan psychologique, mais au moyen de sonorités spécifiques. On se souvient seulement de la voix de sa femme appelant son fils. La mise en scène exigeait que sa présence soit lointaine pour nous la faire entendre. Dans ce contexte, nous retrouvons un bruit de pelle creusant la terre pour ensevelir un mort. Sur la tombe, le fermier enfonce une croix de bois (la fillette faisait de même dans Pale Rider). Le bruit funèbre résonne dans la forêt. Dans les débris de sa maison, il ramasse son révolver. Désespéré, il tire à vide plusieurs fois. Comme pour répondre à ce signe sonore les cavaliers sudistes surgissent et lui proposent d'aller se venger.

On retrouve ce processus de transformation en hors-la-loi dans Unforgiven. Un veuf (Eastwood), avec deux enfants, élève des porcs dans une ferme. Sollicité par un jeune hors-la-loi, il assassine deux hommes qui ont agressé une prostituée. Dans un coffret qui contient le portrait de sa femme défunte, il prend un révolver qu'il tire àvide. Ce rituel de métamorphose ressemble donc à la séquence d'ouverture de The Outlaw Josey Wales, avec pourtant des détails narratifs différents. Le fermier utilise son révolver non pour se venger, mais pour des raisons financières. Les collègues de la prostituée blessée ont promis une somme élevéà qui tuera ses agresseurs.

La voix-off du narrateur révèle que ce veuf a été autrefois un hors-la-loi qui par amour pour sa femme morte a renoncé à la violence. Dès la première image du générique, il y a narration. C'est un plan statique où l'on voit une hutte, un arbre, la corde qui les relie et la silhouette d'un homme sur fond de ciel crépusculaire. C'est certainement le seul plan d'esthétisme recherché de l'oeuvre de Eastwood. A nouveau, deux sonorités: discrète musique d'une guitare et bruit de pioche qui creuse une tombe.

 

Nous constatons que ces westerns sont construits sur le va-et-vient entre deux axes de nature différente: outils pour travailler la terre et armes à feu. Le thème de l'immobilité, illustré par les bruits de pioche ou de pelle; le thème du mouvement par le vacarme des chevaux. Au début des films, le héros ne possède pas d'armes à feu. Le fermier de The Outlaw Josey Wales a retrouvé son révolver dans sa maison détruite. Dans Pale Rider, le cavalier récupère le sien dans un coffre de banque. Le héros de Unforgiven conservait son révolver dans une boîte spéciale. Chaque fois, le mouvement narratif se développe de manière à ce que le héros circule d'un axe àl'autre.

Remarquons entre les deux, une zone d'objets menaçants: couteaux, sabres, fouets, dont les coups ne tuent pas, mais laissent des cicatrices. Presque tous les personnages incarnés par Eastwood sont marqués de stigmates. Dans Unforgiven, la plaie sur le visage de la prostituée déclenchait le récit. Elle trouvait en quelque sorte son double, lorsque le héros est blessé lui aussi. Sur le plan thématique, les soins donnés au personnage féminin se répètent dans le personnage masculin, comme si l'un voulait imiter l'autre. Le fermier hors la loi et la prostituée au grand coeur se trouvent unis, tel un frère et une soeur, par un stigmate identique. La scène où ils se parlent timidement près d'une hutte, devant la prairie enneigée, est d'une beautétroublante. Le héros refuse l'invitation amoureuse de la femme. Celle-ci ne se doute pas de la situation quasi-incestueuse.

Ce malaise refoulé nous fait comprendre tout ce que l'oeuvre de Clint Eastwood peut contenir de violence retenue. Elle n'éclate ni lors d'une agression, ni à la traumatisation de souvenirs tragiques, mais elle se perpétue dans les cicatrices. Les héros des westerns de Eastwood en sont presque tous marqués: sur le dos dansHigh Plains Drifter et Pale Rider, sur le visage dans The Outlaw Josey Wales etUnforgiven. Nicolas Saada dit que «la violence d'Unforgiven est ressentie physiquement par le spectateur et n'a rien à voir avec celle des films d'action américains»(5) En effet, dans Unforgiven, nous assistons à cette «implosion» de violence qui détruit les ennemis, et la condition même du héros.

Dans l'étroit saloon, faiblement éclairé, avec au dehors le tonnerre et la pluie, le personnage de Clint Eastwood reste presque immobile devant ses adversaires. Ce n'est qu'après la tuerie qu'il fera sonner ses éperons. Dans la nuit pluvieuse, face aux villageois pétrifiés, il devient soudain bavard, comme pris de délire, hurlant qu'il supprimera ceux qui oseront l'approcher. Ces cris résonnent dans le vide. Plus il parle, plus il incarne le silence. N'est-ce pas pour lui, «porteur de sonorités», l'apothéose de la tragédie?

Unforgiven, un film sur la solitude, fait songer à l'oeuvre de Jean-Luc Godard,Allemagne neuf zéro (1989); réflexion d'un homme seul sur la solitude et tentative d'incarner la solitude du septième art. L'histoire du cinéma est marquée de blessures intenses et le cinéaste Clint Eastwood en conserve les stigmates. Le malaise ressenti dans la séquence finale nous atteint, comme s'il s'agissait du suicide d'un être irremplaçable. Assistons-nous à la mort du genre spécifiquement américain appelé«western»? Clint Eastwood répondra peut-être en tournant un autre film sur la solitude, mais ce ne sera plus un western.

 

notes 

(1) Michèle Weinberger, Clint Eastwood, Rivages/Cinéma. p.159
(2) "A propos de Unforgiven", Entretien de Clint Eastwood, in «Cahiers du Cinéma», Hors-Série, 1992.
(3) Noël Simsolo, Clint Eastwood, Cahiers du Cinéma, Collection "Auteur", 1990. p.147
(4) "Un Sourire off", Entretien de Clint Eastwood, in «Cahiers du Cinéma», No 368, 1985
(5) Nicolas Saada, "La poursuite infernale", in «Cahiers du Cinéma», No 459, 1992

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