Sur Charisma, de Kiyoshi Kurosawa

Jean-Michel Frodon

Depuis ses débuts comme réalisateur en 1983, les conditions dans lesquelles a pu travailler Kiyoshi Kurosawa l'a amené, de gré ou de force, à se poser la question des genres. Toute la première partie de sa carrière est composée de zigzags entre des productions s'inscrivant dans les contraintes du cinéma d'exploitation, souvent destinédirectement au marché vidéo, et des « gestes artistiques » affirmant une filiation avec les auteurs modernes, à commencer par Godard. Comme vient de l'illustrer la séance àlaquelle nous venons d'assister (Guardian in the Underground), le principal genre dans lequel KK a été amené à travailler est le film d'horreur. C'est à l'intérieur de ce genre codé qu'il va, comme nombre des réalisateurs de sa génération, développer le travail sur ce que je ne considère pas du tout comme un « sous genre », mais comme une forme cinématographique à part entière, à savoir les films de fantômes. La force esthétique de ceux-ci, et leur grand nombre, s'explique par l'existence d'une tradition (Yurei Eiga) au Japon, et certaines affinités avec la nature même du cinéma, mais surtout, selon KK lui-même, parce qu'il s'agit du mode narratif qui s'avère le plus àmême d'évoquer l'état de la société contemporaine, japonaise d'abord mais pas seulement, telle que KK — et bon nombre de ses collègues — la perçoivent. Ainsi le film de fantôme est-il devenu, selon sa propre expression, « le genre-roi » du cinéma d'auteur japonais contemporain. Tous les films de Kiyoshi Kurosawa sont des films de fantômes, il n'empêche que, pour des raisons de possibilités matérielles mais aussi de maturité (KK n'est plus exactement un « jeune cinéaste », il est né en 1955), il se produit clairement un tournant dans son œuvre à partir de Cure, et surtout du très beau License to Live, qu'a présenté hier ici même mon collègue et ami Thierry Jousse. Je me souviens que lorsque KK avait présenté ce même film à Tokyo, il avait demandéau public : « si quelqu'un est capable de me dire à la fin de la projection à quel genre appartient ce film, je vous remercie de me le dire ». Cette transgression des codes du genre sans renier le genre lui-même est encore plus intéressante dans Charisma : il s'agit d'un film de fantômes, mais d'un film de fantômes très particulier dans la mesure où c'est la réalité qui est devenue fantomatique, plutôt que tel ou tel personnage. 

L'architecture des films de fantômes repose sur l'idée de la perméabilité de mondes qui normalement sont étanches. Cela permet un grand nombre d'effets dramatiques (ou parfois humoristiques). Mais les histoires de fantômes sont aussi, comme en atteste toute une tradition romantique en Occident (mais qui a ses contreparties, quoiqu'avec un statut différent, en Orient, notamment au Japon), un ressort majeur de la poésie — y compris de la poésie visuelles, en autorisant la « rime » d'objets ou de formes, qu'un plus grand réalisme, une vision du monde plus statique ou plus prosaïque rendrait impossibles.

Je ne vais pas m'étendre sur le « sujet » du film que vous allez voir. L'une des grandes qualités du cinéma de KK est de proposer des méditations ouvertes, au sein desquelles chacun peut frayer le chemin de ses propres réflexions. Il s'agit ici d'une fable philosophique, aux enjeux métaphysiques et politiques, qu'il appartient à chaque spectateur d'investir comme il le veut ou comme il le peut. Je me permettrai toutefois d'attirer votre attention sur une des approches possibles, qui font que l'arbre puis l'homme qui s'appellent « charisma » dans le film incarnent les multiples forment de la tension entre l'exigence collective et la revendication individuelle, qu'il s'y joue notamment le statut de l'artiste dans la société, dans la contradiction entre «l'exception et la règle », pour reprendre les termes de Jean-Luc Godard. Vous verrez qu'au début du film, placé sous l'empire d'un autre genre cinématographique, le polar, est affichée une étrange revendication « Il faut rétablir les règles du monde ». La grande force de Charisma sera de mettre en évidence de manière dramatique et poétique comment ces règles sont trahies, dénonçant une société qui les a bafoué, mais simultanément, de mettre en doute de manière critique ces règles elles-même, nullement tenues pour un état fondateur idéal qu'il faudrait restaurer. Cette ambivalence féconde, qui met en cause tous les grands systèmes binaires, concerne en particulier le rapport à la nature, l'opposition culture/nature, en faisant douter du caractère « naturel » de la nature comme en émiettant ce que pourrait être une attitude civilisée. Cette déliaison ou destructuration va permettre d'arriver au point oùchaque personnage finit par expliquer, et sans doute par croire, que tous les autres sont fous. Ce qui a pour conséquence de placer le spectateur dans une posture d'incertitude qui a quelque chose d'inconfortable, mais aussi de très stimulant. Cette ambivalence, cette réversibilité, cet « affolement » de la référence raisonnable est une aubaine pour un cinéaste moderne, qui travaille sur la mise en question de la logique dramatique. Un tel univers permet de rendre imprévisible le plan suivant, de rendre — de manière parfois effrayante, parfois incroyablement brutale, parfois onirique et parfois comique — inattendue le comportement de chaque personnage à chaque instant. C'est une formidable liberté que s'offre ainsi un cinéaste, mais c'est une libertédangereuse, comme toute vraie liberté, il faut un grand artiste pour s'en servir sans que son œuvre ne se transforme en amas informe. Je voudrais pour finir parler de ce dont on peut pas vraiment parler : la beauté. La situation d'héritier devant travailler avec les genres sans sy laisser enfermer est partagée par bon nombre de réalisateurs japonais (entre autres) de sa génération. Il y a un mystère, une élégance, un raffinement avec des moyens visuels très simples, dans la manière de filmer de KK (cf. le plan où Koji Yakusho parle avec la vieille dame devant rideau de pluie). Cette beautévient du talent de KK, mais aussi d'un certain rapport au cinéma, d'une certaine imprégnation de la forme cinématographique qui rend possible à un artiste doué de produire de tels plans. Il me semble juste à ce moment de saluer el travail du professeur Shigehiko Hasumi, qui a joué un rôle majeur de transmission et d'incitationà s'affirmer, à des générations d'étudiants en cinéma (dont KK). C'est ce « sens du cinéma » qui donne à tout ce que filme KK, et qui est généralement trivial, à la fois quotidien et dépourvu d'apparence recherchée, une étrangeté ou un potentiel poétique inattendus. C'est lui qui donne à tout ce qu'invoque KK à l'écran uneétonnante présence physique, une incarnation sensuelle, particulièrement remarquable pour un univers de fantômes (alors que nous voyons tant de films supposés montrer la réalité et qui nous semblent désincarnés). 

Les films de KK possèdent une beauté singulière, qui vient du rapport au cinéma et àla modernité. La rétrospective organisée par la Maison du Japon s'intitule « L'Autre Kurosawa », cette formule m'avait dans un premier temps déplu, je ne trouvais pas utile de rapprocher un artiste ayant toute son autonomie créative de la référence à un grand créateur d'une autre génération ne partageant avec lui que son patronyme. En revoyant Charisma, il m'est apparu d'abord une proximité formelle, ce qui ne signifie pas forcément superficielle, entre ce film et le cinéma d'Akira Kurosawa, à savoir la référence au western — KK avait ce genre en tête lorsqu'il comena le projet devenuCharisma), et les références aux westerns crépusculaires à la Peckimpah ou maniéristes à la Sergio Leone sont perceptibles, en particulier dans l'organisation du cadre et la manière de filmer de loin. Mais surtout, il apparaît que l'art, immense, d'Akira Kurosawa venait d'une tradition classique, qui incluait la peinture, le théâtre, l'estampe et le cinéma classique hollywoodien, alors que l'art de Kiyoshi Kurosawa vient du seul cinéma, dans sa modernité. En ce sens, il est bien, effectivement, « l'autre Kurosawa ».

 

 

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